Et si Interpol quittait Lyon pour les Emirats Arabes Unis ? Le sort du siège mondial en sursis

DECRYPTAGE. C'est "le" dossier à 50 millions qui agite la scène lyonnaise depuis quelques jours. Et qui se glisse plus largement jusqu'au Ministère de L'Intérieur. Car récemment, Gérald Darmanin est monté au créneau pour enjoindre Ville et Métropole de Lyon à participer au projet d'extension du siège mondial d'Interpol, sous peine que cet organisme ne quitte Lyon pour les Emirats Arabes Unis... Mais le dossier, qui rassemble désormais 750 agents, n'est pas si simple aux yeux des exécutifs écologistes.
En jeu : le titre de la capitale mondiale de la coopération policière, au centre d'une organisation rassemblant 194 membres au sein de sa commission permanente, 730 salariés sur place, et 7.000 visiteurs et experts de rang mondial chaque année (avant la pandémie).
En jeu : le titre de la "capitale mondiale" de la coopération policière, au centre d'une organisation rassemblant 194 membres au sein de sa commission permanente, 730 salariés sur place, et 7.000 visiteurs et experts de rang mondial chaque année (avant la pandémie). (Crédits : S.Borg)

Il s'agit de l'une des traditions lyonnaises, dont l'ancien exécutif de Gérard Collomb avait déjà eu l'occasion de se féliciter : car en plus de la police scientifique basée à Écully (depuis 111 ans), mais aussi l'École nationale des commissaires à Saint-Cyr-au-Mont-d'Or (depuis plus de 70 ans), la ville de Lyon avait accueilli dès 1989 le siège mondial d'Interpol. L'entité en charge de la coopération des polices à l'échelle mondiale avait en effet choisi finalement Lyon, au sein d'une compétition à l'époque déjà internationale, pour accueillir son QG.

Depuis sa création à Vienne en 1923, la France était plutôt en bonne position à ce sujet puisqu'elle avait accueilli le siège de cette organisation mondiale d'abord à Paris, puis à Saint-Cloud, avant que Lyon ne lui vole la vedette.

Mais d'ici quelques semaines, la présence de cette institution policière, qui regroupe 194 états membres au sein de sa commission permanente, pourrait bien être remis en question. C'est d'ailleurs le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, qui s'en est inquiété le premier, dans un courrier adressé le 26 octobre dernier aux collectivités locales.

Car après avoir conservé, dans ses cartons depuis 2015, un projet d'agrandissement destiné à accueillir ses 730 salariés (contre 250 en 1989), Interpol souhaitait passer à la vitesse supérieure et donner le coup d'envoi de la rénovation et l'extension de son siège.

Car du côté d'Interpol, son bureau de presse confirme que le coût de l'extension des locaux est actuellement estimé à près de 50 millions d'euros. "En 2019, le coût estimé de la rénovation du bâtiment, à payer par Interpol, était de 19 millions d'euros. Sans garantie de financement, aucun projet de calendrier des travaux à réaliser n'a pu être établi".

Un projet pour lequel l'Etat français s'était déjà engagé à financer un tiers de l'enveloppe de 50 millions d'euros nécessaires afin d'assurer l'attractivité de la France, appelant les collectivités locales à faire de même.

"Dans un courrier daté du 26 octobre 2021, le Ministère de l'Intérieur a rappelé aux trois collectivités qu'Interpol financerait la rénovation du bâtiment existant. Le projet d'extension pourrait quant à lui être financé sur la base d'un tiers pour l'État et deux tiers par les collectivités territoriales", précise le cabinet du préfet de Région, sollicité pour intervenir sur ce dossier.

Un bras de fer qui s'amorce avec l'Etat français

Mais cette fois, si la Région de Laurent Wauquiez a déjà fait savoir qu'elle serait partante pour assumer sa part, "à égalité avec la Ville et la Métropole de Lyon", ces deux collectivités, passées sous exécutifs écologistes depuis juillet 2020, ne l'entendent pas de la même oreille.

Le maire EELV de Lyon, Grégory Doucet, a plutôt évoqué dernièrement ses réserves, face à un courrier le pressant de passer à l'action signé des mains de Gérald Darmanin, en pointant tout d'abord la nature du dossier soumis : "Avant de faire un quelconque investissement, il faut connaître l'équation", évoquait l'élu, regrettant un dossier "insuffisamment détaillé".

L'élu s'agace en outre des méthodes employées par le ministre de l'Intérieur -et la passe d'armes au sujet des sujets de vidéosurveillance à la Duchère n'y est probablement par étrangère-, rappelant que malgré le coup de semonce envoyé, "le soutien à Interpol relève, d'abord, d'une compétence de l'État et du gouvernement". Et d'ajouter : "D'un côté, le ministre appelle au secours les collectivités locales pour financer Interpol alors, que, quelques jours plus tôt, il m'explique que le gouvernement dispose de fonds pour la vidéosurveillance, ça veut dire quoi ?".

Mais en filigrane, se dessine une autre question, d'ordre plus politique : celle de la candidature à la présidence d'Ahmed Nasser Al-Raisi, un ancien inspecteur général du ministère de l'Intérieur des Émirats-Arabes-Unis, faisant l'objets de dépôts de plaintes concernant des actes de tortures dans son pays.

Pour Grégory Doucet, qui reprend les doutes exprimés à ce sujet par plusieurs associations, avocats et personnalités à l'échelle nationale, c'est donc devenu l'un des "premiers sujets à régler" : "C'est une institution internationale qui parle de police donc de crimes dans laquelle il est question de nommer quelqu'un qui serait accusé de tortures, ça pose question. C'est la crédibilité de l'institution qui est en jeu", affirme l'élu.

Son homologue Bruno Bernard ne s'était encore, quant à lui, pas exprimé sur le sujet, mais il a oeuvré en coulisses, comme le démontre ce courrier.

Une réunion pour appuyer un dossier jugé "stratégique" au plus haut niveau de l'Etat

Un rétropédalage qui irrite en coulisses les tenants de ce dossier, et en premier lieu la préfecture, où le préfet de Région Pascal Mailhos s'est saisi du dossier et vient de proposer une réunion de travail "prochainement", rassemblant l'ensemble des acteurs autour de la table.

Une occasion de rappeler que le dossier n'est pas nouveau :

"Depuis 2019, l'État a informé le Conseil Régional, la Métropole de Lyon et la Ville de Lyon, à plusieurs reprises, du projet de rénovation et d'extension du siège d'Interpol à Lyon. Ceci dans la perspective d'un recrutement de personnels supplémentaires sur le site lyonnais", affirme le cabinet du préfet. Et de rappeler que "son bâtiment actuel, conçu à l'origine pour 350 agents, ne permet plus d'accueillir les 730 employés qui travaillent à Lyon".

Il faut dire que le temps presse puisque l'engagement de la France est attendu avant la prochaine AG d'Interpol qui se déroulera en Turquie du 23 au 25 novembre prochain... Avec en face, les Emirats Arabes Unis qui ont déjà évoqué leur volonté d'accueillir le futur siège de l'organisation policière, en mettant la main à la poche.

D'ailleurs, les Emirats Arabes Unis avaient déjà réalisé un don qui avait fait parler de lui en 2016, avec une enveloppe de 50 millions d'euros qui correspondrait en réalité à "10 millions d'euros par année sur cinq ans", rapportait déjà le spécialiste d'Interpol, Mathieu Martinière, alors même que ce pays était accusé par des ONG de "crimes de guerre" lors de leurs opérations au Yémen, portées au sein d'une coalition internationale avec l'Arabie saoudite.

"Plusieurs centaines de millions d'euros par an" d'impacts potentiels

Quelle serait la conséquence d'un potentiel retrait d'Interpol ? Bien que peu de données circulent à ce stade sur l'impact de ce siège à Lyon, on sait néanmoins que déjà que ses effectifs ont triplé en l'espace de 20 ans, passant de 230 personnes en 1989 à 730 collaborateurs en 2021.

Et ce chiffre serait encore amené à grimper, selon les prévisions de la structure, qui fait face à plusieurs défis à l'échelle mondiale : lutte anti-terroriste ainsi que contre le crime organisé, crimes contre l'environnement, mais aussi lutte contre le trafic d'êtres humains ou la cybercriminalité... Soit autant d'enjeux en croissance dans le monde actuel.

Contacté, le bureau d'Interpol nous confirme ceci : "près des trois quarts des dépenses annuelles globales de l'organisme sont effectuées en France, et 90 % d'entre elles vont à l'économie locale de Lyon. En 2020, les dépenses totales d'Interpol se sont ainsi élevées à 133 millions d'euros, ce qui représente environ 90 millions d'euros pour l'économie lyonnaise en une seule année".

De quoi lui faire conclure que "la valeur qu'Interpol apporte à la région lyonnaise, soit en d'autres mots l'impact économique direct, indirect et induit, s'élèverait donc à plusieurs centaines de millions d'euros par an".

En jeu : "La capitale mondiale de la coopération policière"

L'institution est également considérée comme un poids lourd, de par son influence sur la scène mondiale : l'ancien maire Gérard Collomb avait affirmé lui-même qu'avoir Interpol faisait de Lyon « la capitale mondiale de la coopération policière ».

A travers ses réunions de travail et événements, l'organisme "attirait chaque année avant la pandémie plus de 7.000 visiteurs annuels à Lyon, chacun d'entre eux dépensant des sommes relativement importantes en hôtels, restaurants et autres achats, et nous nous attendons pleinement à recevoir le même nombre de visiteurs, sinon plus, à l'avenir", précise son bureau lyonnais.

En 2020, le budget total de cette structure s'élevait lui-même à 136 millions d'euros, financés pour un peu moins de la moitié par les contributions statutaires de ses membres, le reste étant constitué de partenariats, provenant entre autres d'organismes publics, mais pas uniquement, puisque la Fondation Interpol permet à des partenaires privés de financer l'organisation internationale.

De son côté, la préfecture du Rhône ne fait aucun doute sur sa volonté de continuer à oeuvrer pour "maintenir à Lyon ce pôle d'excellence international contribuant au rayonnement du territoire", et qui constitue "un enjeu majeur pour l'État et les collectivités locales".

Le maire de Lyon semble plus réservé, mais a indiqué qu'il serait prêt à travailler sur ce financement, sous réserve "d'un dossier sérieux", appelant également à ce que l'Etat français "prenne ses responsabilités" quant à la candidature du général émirati et "s'assure que cela n'arrive pas".

Et afin de faire taire les polémiques, le porte-parole d'Interpol revient, dans un échange avec La Tribune, sur un point précis, concernant la future élection de son président. Quitte à en clarifier expressément les principales fonctions : "le président d'Interpol n'est pas le « chef » de l'organisation, ni un directeur. Sa fonction, qui est surtout honorifique car il l'exerce à temps partiel et n'est pas rémunérée, consiste à présider l'Assemblée générale et les réunions du Comité exécutif", affirme l'organisation.

Une manière de souligner que c'est d'abord le Secrétaire Général "qui est chargé de la gestion quotidienne", et qui demeure donc aux manettes de l'institution. C'est pour l'heure l'officier et académicien allemand Jürgen Stock, qui occupe ce titre depuis deux mandats de cinq ans (2014 et 2019), avec une fonction qui prendra fin quant à elle en 2024.

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