Transition écologique : « L’efficacité énergétique devra être la priorité numéro un » (Schneider Electric, Laurent Bataille)

ENTRETIEN. Distributeur deux fois centenaire et numéro 1 mondial de la distribution électrique, l’isérois Schneider Electric est désormais placé au centre des enjeux d’électrification de la transition énergétique. Son président France, Laurent Bataille, revient sur la manière d’adresser l’urgence climatique, soulevée par les différents rapports du GIEC. Pour lui, c’est la notion même d’efficacité énergétique, impliquant le pilotage du mix composé de différentes énergies, qui pourrait représenter à la fois le levier le plus rapide, mais aussi le plus efficace pour amorcer la transition, mais aussi pour accompagner l'électrification des réseaux de bornes de recharge destinée aux véhicules propres.
Ce qui manque (pour que le marché de l'efficacité énergétique se développe), c'est avant tout un encouragement en matière de prix car c'est cela qui pourra faire changer le comportement du consommateur, qui serait ensuite incité à diminuer sa consommation habituelle, en échange de permettre au réseau de retrouver de la capacité, estime Laurent Bataille.
"Ce qui manque (pour que le marché de l'efficacité énergétique se développe), c'est avant tout un encouragement en matière de prix car c'est cela qui pourra faire changer le comportement du consommateur, qui serait ensuite incité à diminuer sa consommation habituelle, en échange de permettre au réseau de retrouver de la capacité", estime Laurent Bataille. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Jusqu'ici, avant l'arrivée de la crise sanitaire, on parlait beaucoup du « smart building » sur le plan énergétique, alors qu'aujourd'hui, le secteur du bâtiment connecté semble avoir entamé sa mue vers un aspect plus « durable ». C'est désormais la transition écologique qui porte le marché bâtiment connecté et intelligent ?

LAURENT BATAILLE- On ne vient pas à la transition énergétique par hasard. Cela fait près d'une quinzaine d'années que Schneider Electric assemble un portefeuille d'activités, en vue d'être bien placé pour cette transition énergétique. Avec deux grands piliers, que sont d'une part le volet de la gestion de l'énergie, en devenant le leader mondial de l'efficacité énergétique et de la distribution électrique, et d'autre part, des automatismes industriels et en particulier pour le monde des usines, afin de rendre les procédés de fabrication plus intelligents.

Nous avons démarré avec ce portefeuille d'activités depuis le début des années 2000 et depuis, nous n'avons cessé de l'enrichir, avec notamment du software. Car la digitalisation est à la source de gains d'efficacité énergétique importants.

L'électrification majeure qui a été annoncé sur plusieurs fronts (mobilité, énergie, etc) a représenté une forte accélération de votre roadmap : elle s'est d'ailleurs traduite dans vos derniers résultats 2021, où le groupe enregistrait les meilleurs résultats de son histoire en 2021, avec 29 milliards d'euros de chiffre d'affaires (soit une croissance organique de 7% par rapport à 2019)...

L'électrification a en effet donné un coup d'accélérateur. Dans les scénarios de planification énergétique partagés par RTE, on voit que pour atteindre le net zéro d'ici 2050, il faudra faire plus que doubler la proportion d'électricité dans le paysage énergétique français. Et c'est quasiment la même chose, voire un peu plus, à l'échelle mondiale. Cela se traduit donc clairement dans nos résultats.

Il existe aussi un aspect plus conjoncturel, car à l'issue de la période de crise sanitaire, le marché réaccélère lui aussi, alors même qu'une grande partie de la transition se trouve encore devant nous. Et elle devrait prendre, espérons-le, une vingtaine d'années au maximum, car nous avons vraiment intérêt à tenir les engagements de l'accord de Paris, en vue de limiter le réchauffement climatique.

Sur le marché français, un consensus s'est créé au cours des 12 à 18 derniers mois, et permet une mise en mouvement, dont témoigne par exemple des réglementations comme celles de la RE2020 ou du décret tertiaire.

Alors que les rapports du GIEC stipulent désormais que nous avons seulement trois ans pour inverser la courbe, quels seront les leviers prioritaires qu'il sera possible d'adresser rapidement pour atteindre ces objectifs ?

La question du timing est un élément majeur, car lorsqu'on regarde les scénarios de transition énergétique présentés, il existe surtout trois grands leviers, dont celui de l'efficacité énergétique. Et celui-ci est important, car il suppose qu'à activité égale, on puisse consommer jusqu'à 40% d'énergie en moins. Ensuite, c'est l'électrification des grands usages (transports, bâtiment et industrie), suivi de la question du mix énergétique, qu'il nous faudra adopter pour décarboner le plus possible.

Mais tous ces leviers n'impliquent pas le même temps de réalisation, car lorsqu'on décide de relancer l'énergie nucléaire, on se situe à une échelle d'une décennie au minimum, entre le moment de la prise de décision et le lancement effectif des premières capacités. Cela ne peut donc en aucun cas régler complètement les choses dans le timing imparti.

C'est pourquoi nous devons compléter avec des solutions plus flexibles et rapides en termes de déploiement.

L'efficacité énergétique, c'est-à-dire le fait d'utiliser moins d'énergie, va devenir la priorité numéro un. C'est aussi elle qui permet de réaliser aujourd'hui le meilleur retour sur investissement, en particulier parce que les prix de l'énergie montent et impactent les consommateurs et les entreprises.

Quels sont les premiers marchés et applications concrètes que vous pourriez adresser à travers ce levier d'efficacité énergétique ?

Sur le marché de la rénovation, il existe deux grands leviers avec le marché de la rénovation passive (isolation, changement des fenêtres, etc) qui s'est très bien développé en France, et le marché de l'efficacité énergétique dite « active », constituée du pilotage par des technologies permettant de mieux mesurer, contrôler, donner de la visibilité, pour que les consommateurs prennent ensuite des actions et optimiser leur consommation.

Nous sommes convaincus que c'est ce volet qui permet de générer le retour sur investissement le plus rapide, en offrant de plus une grande flexibilité et rapidité de déploiement. Car il ne s'agit pas de réaliser des investissements massifs.

D'ailleurs, on voit déjà qu'un certain nombre de réglementations l'ont prévu, comme le décret tertiaire dans le bâtiment, ou encore cette volonté qui se traduit déjà de manière plus large dans l'industrie 4.0 afin d'optimiser les procédés.

Nous avons l'exemple d'un grand centre logistique en Normandie qui utilisait trois gigawattheures d'énergie par an, avant d'installer un logiciel de monitoring de l'énergie qui permet de visualiser et de comprendre comment l'énergie est utilisée. En l'espace de trois ans, nous a fait passer de 3 gigawattheures à 2 gigawattheures, soit une première économie de 30%.

Puis, nous avons travaillé l'électrification des usages : la vaste majorité des 2 gigawattheures est passée notamment d'un chauffage à gaz à une pompe à chaleur, ce qui a permis au total d'émettre 97% des CO2 en moins sur ce site.

Quels investissements sont nécessaires pour y parvenir justement ?

Ce sont en réalité des installations qui sont assez simples car on a besoin d'une instrumentation, à base de capteurs, qui peuvent se déployer rapidement (sans fil ou raccordables sur le réseau IP de l'entreprise). Associés à des centrales de mesure, ils permettent de collecter des données qui sont ensuite poussées vers des logiciels disposant d'algorithmes assez sophistiqués, afin de piloter la consommation d'énergie.

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Lorsque RTE a adressé, le lundi 4 avril dernier, une note demandant aux entreprises et aux industriels de réduire la consommation énergétique durant quelques heures, nous avons-nous mêmes, à l'échelle de nos sites sur Grenoble et en région parisienne, simplement programmé un système de contrôle, de façon à utiliser beaucoup moins d'énergie sur la plage horaire demandée.

A l'échelle de plusieurs entreprises, cela permet de créer un réseau résilient, en évitant justement les pics de consommation. Car le chauffage des bâtiments et la charge des véhicules sont deux postes complètement pilotables : on peut décider de chauffer quatre heures plus tôt ou plus tard.

Ce type de dispositifs repose cependant la question du stockage, et aussi de la restitution de l'énergie produite, par exemple par une voiture vers le réseau électrique global, chose qui n'est pas encore possible aujourd'hui...

Tout fait mais en réalité, on répond déjà à la question du stockage sous sa forme thermique, c'est-à-dire avec le chauffage, en utilisant l'inertie du bâtiment. Lorsqu'on coupe le chauffage, un bâtiment met en réalité un certain temps à se refroidir.

Le même principe est applicable avec le véhicule électrique : lorsqu'on utilisateur arrive le matin, son véhicule n'a en réalité souvent pas besoin d'être rechargé tout de suite, ce qui crée une certaine flexibilité. Notre système énergétique peut ainsi créer de la résilience et des possibilités d'arbitrage précisément parce qu'il est interconnecté.

Que manquerait-il pour passer à l'échelle sur ces systèmes de pilotage ? Et quelle est la valeur du marché potentiellement adressable ?

Aujourd'hui, la flexibilité existe surtout sur le marché industriel. On estime que 3,5 gigawatts de flexibilité sont déjà offerts par des grands industriels, lorsqu'à un moment de la journée, ils peuvent décider de stopper un process de production, afin de réduire leur consommation de l'électricité. Là où la capacité électrique française se situe au-delà de 100 gigawatts, cela représente néanmoins encore une flexibilité somme toute réduite.

On pourrait l'augmenter en activant tous les systèmes intelligents qui existent et en déployant par exemple des systèmes de chauffage et de ventilation gérés par des structures intelligentes et pilotables.

Ce qui manque, c'est avant tout un encouragement en matière de prix car c'est cela qui pourra faire changer le comportement du consommateur, qui serait ensuite incité à diminuer sa consommation habituelle, en échange de permettre au réseau de retrouver de la capacité.

Ce mode de fonctionnement existe déjà dans l'industrie et on pourrait demain l'étendre au marché du bâtiment, aux data centers...

Pour autant, cela nécessite d'inclure dans ce modèle les distributeurs et les fournisseurs d'énergie ? Que leur manque-t-il pour sauter le pas ?

Une orchestration est aujourd'hui nécessaire et pour cela, nous avons la chance, en France, d'avoir des gestionnaires de réseau qui ont la capacité de mettre en place des mécanismes à grande échelle et sont aujourd'hui sensibles à ces questions.

Pendant longtemps, on n'a pas développé le marché de la flexibilité car on n'en avait tout simplement pas besoin. La croissance de la demande n'était alors pas énorme. Mais la conjonction soudaine de la nécessité de lutter contre le changement climatique et l'électrification de différents usages nécessite de l'adaptation.

Cela suppose d'investir en premier lieu dans les énergies renouvelables dont le solaire, qui est le plus rapide à mettre en œuvre, mais aussi dans ces systèmes intelligents, de façon à pouvoir piloter la demande. Car celle-ci n'est pas nécessairement fixe, les gens sont capables de s'adapter s'ils ont les incitatifs de prix qui leur permettent d'utiliser l'inertie déjà présente dans leur propre système.

Il est intéressant de noter que d'autres pays, comme l'Australie ou la Californie, sont très avancés sur la gestion décentralisée. Ils disposaient d'une grille moins robuste, ce qui les a forcés à avancer davantage vers ces mécanismes de création de résilience, composés de softwares, pour compenser un certain nombre d'autres faiblesses.

Cela devra passer par des boucles locales ou pourra-t-être géré à l'échelle d'un réseau plus large ?

On aura les deux, car je ne crois pas qu'il faille opposer les deux systèmes, comme dans le cas du mix énergétique, qui devra être diversifié. La transformation qui se situe devant nous est d'une telle ampleur que toute solution décarbonée a du sens. Ce sont ensuite celles qui marcheront mieux, à la fois en termes de coût, de vitesse et de déploiement, qui l'emporteront.

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L'autoconsommation constitue un avantage, mais cela n'empêche pas qu'avoir une grille bien gérée est aussi un véritable actif. Cela démontre aussi à quel point l'économie verte peut et doit être collaborative.

Pour quel retour sur investissement possible et à quel horizon ?

De toute façon, notre horizon est très proche : on parle de changements qui doivent pouvoir s'opérer entre aujourd'hui et d'ici les cinq, voire dix prochaines années. C'est là où nous devons trouver des solutions complémentaires.

Sur le terrain des bornes de recharge, la question qui revient est aussi souvent celle de savoir si le réseau électrique sera suffisamment puissant et robuste pour recharger des parcs entiers de véhicules ?

Le challenge se trouve en réalité moins sur le terrain technique, que sur le terrain réglementaire, et en particulier dans les copropriétés, où il faut aligner les intérêts de plusieurs parties-prenantes.

Nous pensons que les choses vont aller très vite dans le secteur résidentiel mono-habitant, où il existe déjà des systèmes et des offres de bornes électriques robustes.

La partie la plus difficile reste effectivement celle de l'habitat collectif, mais il existe là aussi des solutions intéressantes, avec des systèmes de leasing notamment qui proposent aux syndics de déployer la première partie des raccordements, afin que chaque ménage puisse ensuite décider s'il veut installer ou non une borne.

Pour autant, les entreprises et le tertiaire qui ont des sièges en centre-ville rapportent qu'il peut être difficile d'établir une offre de bornes de recharge suffisante pour les collaborateurs d'un même immeuble ?

En réalité, la question qui se pose est moins celle de la puissance que de la place de parking en ville, que l'on a du mal à obtenir notamment dans les parcs d'immeubles anciens.

A partir du moment où l'on dispose d'un stationnement, la partie technique n'est en soi pas un problème, d'autant plus que les gens ont compris que des arbitrages pouvaient aussi être réalisés entre la consommation électrique du bâtiment à un instant T (à travers le chauffage, etc) et celle des bornes de recharges. C'est là où le pilotage énergétique démontrera tout son intérêt.

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