En lettres majuscules sur son site, l'institution clame, tout en mettant le propos dans la bouche d'un étudiant, que "Sciences po, c'est le Harvard français" (Photo  Daniel THIERRY / Photononstop via AFP)

Depuis la rentrée de septembre dernier, Sciences Po Paris a choisi d'élargir son dispositif de conventions "éducation prioritaire", jusqu'ici avant tout déployé en direction des banlieues, aux élèves évoluant dans les zones rurales.

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Depuis la rentrée de septembre dernier, Sciences Po Paris a choisi d'élargir son dispositif de conventions "éducation prioritaire", jusqu'ici déployé avant tout en direction des banlieues, aux élèves évoluant dans les zones rurales. Cela devrait permettre à des jeunes étudiants issus de 30 lycées situés loin des centres urbains de participer à des ateliers de préparation à l'IEP. Une manière, pour l'établissement, de tenter de remédier à l'accès difficile des jeunes des milieux ruraux aux grandes écoles. Mais un très long chemin reste à parcourir, car les inégalités géographiques, déjà importantes par le passé, semblent se creuser avec le temps. Plusieurs associations, comme la fédération Des Territoires aux grandes écoles ou encore Chemins d'avenirs, tentent de lutter contre l'autocensure et le manque d'informations qui frappent ces jeunes ruraux. La problématique est d'importance, puisqu'elle concerne des millions de jeunes : plus de 3 millions des moins de 20 ans grandissent dans des communes de moins de 2 000 habitants, et près de 7 millions d'entre eux vivent dans des villes de 2 000 à 25 000 habitants.

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La composition sociale des grandes écoles n'a que peu - voire pas - évolué depuis le début du siècle. "Si l'on compare nos chiffres depuis le milieu des années 2000 jusqu'en 2016, on constate que la situation n'a pas changé", observe Julien Grenet, directeur adjoint de l'Institut des politiques publiques (IPP) et auteur d'un rapport sur le sujet publié en 2021. A niveau académique similaire, un lycéen parisien a beaucoup plus d'opportunités de rentrer dans une grande école qu'un élève d'une petite ville, ou d'un milieu rural. Dans les écoles de commerce, par exemple, les étudiants franciliens représentent 34% des effectifs, quand ils sont 32% dans les ENS. "Cette proportion augmente quand on se concentre sur les 10% des grandes écoles les plus sélectives, remarque Julien Grenet. En 2016, la moitié des élèves venaient de seulement 8% des lycéens généraux et technologiques, dont la majorité se situe en Ile-de-France, voire à Paris intra-muros". Au total, les élèves parisiens ont une "probabilité presque trois fois plus élevée d'accéder à une grande école que les élèves non franciliens", selon le rapport de l'IPP.

Une barrière géographique... et financière

Plusieurs facteurs expliquent cette répartition. Le premier est, évidemment, un frein géographique : la plupart des classes préparatoires et des grandes écoles se situent en Ile-de-France. "Il faut donc accepter de "monter à Paris" pour effectuer ces études-là, dès l'âge de 18 ans", poursuit Julien Grenet. Une barrière psychologique, mais aussi évidemment financière, pour des étudiants contraints de prendre un hébergement à Paris. Sans même prendre en compte le prix des écoles elles-mêmes, le coût de la vie parisienne reste évidemment plus cher qu'ailleurs en France. Selon un classement publié en août par le syndicat Unef, le reste à charge mensuel d'un étudiant parisien est de 1332 euros, contre 1089 euros à Lyon, ou 884 euros à Perpignan - l'une des villes les moins chères de France.

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Un profond facteur d'inégalités auquel la fédération Des Territoires aux grandes écoles tente de remédier. Créée en 2013, regroupant aujourd'hui 52 associations réparties dans l'Hexagone, l'organisation a notamment distribué jusqu'à aujourd'hui 594 000 euros de bourses à de futurs étudiants de grandes écoles. "Nous donnons 6 000 euros par lycéen. Cette dotation est attribuée selon un critère social, mais aussi selon l'excellence académique, la cohérence de leur projet et l'ambition de leur parcours professionnel", détaille Battiste Murgia, membre du bureau de l'association. Ces bourses au mérite, délivrées par l'intermédiaire d'une fondation, fonctionnent grâce aux dons de particuliers et d'entreprises, à l'exemple du Crédit agricole, ou de BNP Paribas.

"Un manque d'information sur leur cursus"

Mais ce dispositif financier est loin de répondre à l'ensemble des freins rencontrés par les lycéens issus des territoires ruraux. Bien souvent, ces élèves n'ont même pas l'occasion de songer à l'effet d'une migration dans la capitale sur leur porte-monnaie - car ils ne pensent pas à s'y rendre pour leurs études supérieures. Selon un rapport de la mission orientation et égalité des chances dans la France des zones rurales et des petites villes, publié en 2020, 42% des jeunes de 17 à 23 ans issus des zones rurales déclarent ne pas avoir eu suffisamment d'informations pour s'orienter, soit 10 points de plus qu'en agglomération parisienne. "Les jeunes ruraux sont confrontés, quelle que soit leur orientation, à une chaîne d'obstacles, qui commence notamment par un manque d'information sur leur cursus", commente Salomé Berlioux, auteure du rapport et directrice générale de l'association Chemins d'avenirs.

Comme la fédération Des Territoires des grandes écoles, l'organisation ambitionne de mieux orienter des jeunes issus de la ruralité dans leurs études supérieures. A travers des interventions dans les lycées ou du mentorat, les deux organisations entendent diffuser une meilleure information et combattre l'autocensure. "J'ai fait une licence d'histoire à l'Institut national universitaire Jean-François-Champollion, dans le Tarn, et je voulais travailler à Bruxelles sur les politiques européennes, se rappelle Battiste Murgia, qui a lui-même bénéficié de l'accompagnement des Territoires des grandes écoles. On m'a expliqué que Sciences Po était un bon moyen d'y arriver, et un étudiant de l'école m'a aidé à construire mon dossier, à me préparer pour les oraux."

Des "quotas" territoriaux ?

Mais ce manque d'information ne vient pas que des élèves et de leurs familles. "Les classes préparatoires - qui sont l'antichambre des grandes écoles ne recrutant pas directement post-bac -, hésitent souvent à prendre un excellent élève venant d'un lycée qu'elles ne connaissent pas, parce que cela constitue un facteur de risque, explique Julien Grenet. Parfois même, elles refusent de prendre un lycéen issu du même établissement qu'un de leurs anciens élèves qui a échoué par le passé." Pour remédier à cette situation, l'économiste esquisse plusieurs solutions. "On pourrait se servir des données présentes dans Parcoursup, la plateforme qui permet de recueillir les voeux d'orientation des futurs bacheliers, pour déterminer quels élèves ont un fort potentiel, commence-t-il. Cela permettrait de les orienter vers les filières correspondantes, ou inciterait les écoles et les classes préparatoires à leur envoyer les informations nécessaires." L'économiste émet aussi l'hypothèse d'éventuels "quotas" d'élèves issus des territoires dans les classes préparatoires parisiennes. Cette possibilité est déjà depuis longtemps évoquée pour les boursiers : en février dernier, la Conférence des grandes écoles, association qui rassemble douze établissements français, a par exemple approuvé le mécanisme des "quotas de boursiers" installés sur Parcoursup depuis 2019. "Mais cela ne résoudra pas nos principaux problèmes : l'accès à l'information et la grande centralisation de notre système éducatif dans le supérieur", tempère-t-il.

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Le développement de classes préparatoires d'élites dans les grandes agglomérations régionales, à l'exemple de celles qui existent déjà au lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse, ou à celui du Parc à Lyon, est une solution. "Mais cela implique des moyens et des années de développement", prévient Julien Grenet. Suffisamment, peut-être, pour mieux diffuser les informations nécessaires à l'orientation des élèves ?

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