Navya : cette sortie de route qui menace l'avenir de la mascotte des navettes autonomes

ANALYSE. La pépite Navya, proche de la sortie de route ? Chahutée au cours des dernières semaines par l'annulation d'une ligne de financement de 30 millions d'euros et par le départ précipité de sa présidente, celle qui se rêvait comme le « game changer » du marché des navettes autonomes a désormais confié son sort au tribunal de commerce de Lyon, qui doit décider ce mardi de son placement en redressement judiciaire. Retour sur une pépite, tiraillée entre des freins réglementaires et des campagnes de financement à boucler pour tenir la distance, malgré un modèle souvent qualifié de « visionnaire ».
(Crédits : DR/Navya)

Elle se voyait déjà comme un sérieux concurrent à Google, Amazon et consorts, en développant une technologie de navigation autonome, capable de faire circuler des véhicules autonomes sans conducteur.

Mais ce mardi pourrait bien marquer la fin d'une course folle de près d'une décennie pour Navya : la pépite lyonnaise pourrait bien s'avérer elle aussi victime des turbulences enregistrées en ce début d'année sur la scène de la Tech, avec un fort recul des levées de fonds et valorisations de sociétés marquant la frilosité des investisseurs.

Car la société, qui visait à se hisser parmi les leaders du marché de la navigation autonome avec ses 280 collaborateurs à Paris et Lyon, a demandé son placement en redressement judiciaire auprès du tribunal de commerce de Lyon le 25 janvier dernier et devrait être fixée sur son sort ce mardi.

Et ce, en raison d'une fin d'année particulièrement mouvementée, qui l'avait conduite à devoir annuler, à la dernière minute, une nouvelle tranche de financement de 30 millions d'euros, contractée auprès de la société d'investissement Eshaq Investment Company W.L.L, basée au Royaume de Bahrain, et à annoncer la démission de sa présidente Sophie Desormières, arrivée il y a tout juste un an. Entre temps, Navya s'était également départie de son agence de communication parisienne, dans la foulée de la publication d'un communiqué annonçant cette levée de fonds avortée.

« Compte-tenu de l'évolution de son cours de Bourse et de la liquidité des actions sur le marché, Navya n'était plus en mesure d'émettre de nouvelles tranches d'OCABSA d'un montant suffisant lui permettant de couvrir l'ensemble de ses besoins de trésorerie. Par ailleurs, toutes les tentatives d'adossements auprès d'investisseurs ont échoué
», a confirmé la compagnie, par voie de communiqué.

Une création sur la base d'une autre société

Pour comprendre cette trajectoire qui était partie en flèche, il faut remonter aux origines de sa création, en 2014. Avec aux commandes, son fondateur Christophe Sapet, un serial entrepreneur qui avait lancé plusieurs entreprises dans le domaine de la télécommunication (Infonie) et des jeux vidéos (Infogrames Entertainment).

C'est en reprenant une société en liquidation judiciaire, Induct, spécialisée dans les véhicules autopilotés (et dont un prototype avait été primé lors du CES de Las Vegas en 2013), qu'il s'était lancé sur ce marché aux côtés du fonds d'investissement Robolution Capital, piloté par Bruno Bonnell, l'actuel secrétaire général à l'investissement du plan France 2030. Avec déjà une idée : devenir la première société au monde à vendre des navettes autonomes, vouées à circuler en premier lieu sur des zones réglementées comme des campus universitaires ou des aéroports.

C'est d'ailleurs fort de cette ambition que le lyonnais avait commencé, dès 2016, à multiplier les programmes expérimentaux afin de démocratiser sa technologie. En septembre 2016, Navya lance par exemple un programme dans le quartier de la Confluence à Lyon, qui sera suivi par de nombreuses autres villes, dont une expérimentation à La Défense en 2017, dont le bilan est plus mitigé lors de sa clôture deux ans plus tard.

En 2020, c'est sur le stand de tir de Châteauroux (Centre-Val-de-Loire) que Navya mènera finalement son expérimentation la plus emblématique avec son actionnaire historique Keolis, lui permettant de faire rouler une navette sans opérateur pour la première fois, suivie en 2022 du lancement d'un programme pour la première fois au sein d'un aéroport américain, à New York (John F Kennedy).

Mais finalement, ce sera au Moyen-Orient qu'elle trouvera le plus d'écho à son modèle : à la fois du côté du financement, mais aussi de l'ouverture d'esprit dont font preuve les bâtisseurs émiratis, qui ne sont pas face non plus aux mêmes défis financiers ni urbanistiques qu'en Europe, en érigeant de nouvelles villes ou quartiers où les véhicules autonomes peuvent être insérés dès le démarrage. Elle signera d'ailleurs deux ententes stratégiques avec avec l'Arabie Saoudite et le Bahreïn en 2022.

L'adaptation du modèle en cours de route

Avec toutefois, deux transformations de taille déjà apparues dans son modèle, au fil de son histoire. Car à l'origine, Navya visait à produire des navettes autonomes : très vite, elle se recentre uniquement vers le développement de tout le système embarqué qui les soutient, après avoir développé un prototype de navette en propre, Arma.

Le pari de proposer une voiture sans conducteur s'est également heurté, au fil des années, à la réalité du marché, dont la réglementation s'est faite attendre, mais aussi aux essais de ses principaux concurrents à l'échelle mondiale, qui ont démontré que le degré de fiabilité d'une technologie de véhicule autonome sur route ouverte demeurait complexe.

Car face à l'essor des navette autonomes, la barrière qui se dresse « n'est pas tant technologique, mais plutôt morale ou éthique : on a bien vu les questions qui se posaient aux systèmes de navigation autonome lors des expérimentations réalisées par certains acteurs sur route ouverte, qui devaient choisir entre éviter un animal ou un piéton », confirme Eric Bideaux, professeur au laboratoire Ampère de l'INSA Lyon.

Reste que pour Olivier Hanoulle, expert automobile au sein du cabinet Roland Berger,  « les efforts technologiques à produire par l'ensemble des acteurs, que ce soit les géants de la Tech qui visaient des applications plus larges, ou des acteurs de niche comme Navya et Easymile, ont été sous-estimés. Si bien que les marchés attendaient des résultats plus rapides et leur valorisation a été aussi impactée par le contexte actuel de remontée des taux d'intérêts et de l'horizon de déploiement de ces technologies, qui n'a cessé de reculer ».

Le time-to-market n'a, lui aussi, cessé de s'allonger, et de consommer des besoins en trésorerie afin d'accompagner des véhicules faisant appel à un ensemble de capteurs et de systèmes de calculs de haute performance. Enfin, l'intérêt du produit, a été questionné par le marché à plusieurs reprises : car à l'aube des zones à faibles émissions (ZFE) au coeur des métropoles, la navette autonome n'offrait toujours pas de solution directe et largement déployable pour remplacer les voitures individuelles... Sans compter que pour les constructeurs automobiles, la priorité est désormais à l'électrification du parc.

La transition énergétique qui rebat les cartes

« La transition énergétique a fait que les orientations au niveau de la recherche et du monde économique ont elles aussi changé : aujourd'hui, on peut par exemple se demander s'il est plus important d'avoir des navettes qui soient autonomes et qui remplacent des conducteurs ou des véhicules énergiquement plus efficaces », concède Eric Bideaux, qui rappelle que la technologie de la voiture électrique n'est pas récente, mais elle a été remise sur le devant de la scène par les pouvoirs publics pour faire face aux enjeux de transition énergétique.

Pour Olivier Hanoulle, la valeur intrinsèque du marché n'a cependant pas été bousculée : « le levier classique de l'automatisation permettant de gagner des coûts de main d'oeuvre est toujours présent. Tous les drivers sont là pour que les transports en commun des villes soient plus propres, encore plus avec la fin des véhicules thermiques pour 2035 et l'essor des ZFE. Mais il faut réussir à produire des véhicules abordables, qui soient prêts technologiquement au moment où l'on en a besoin. »

C'est ainsi que Navya avait tenté de se recentrer progressivement vers un niveau d'autonomie légèrement plus faible (passant du niveau 5 considéré comme une autonomie totale, au niveau 4 impliquant une supervision centralisée, présenté comme un objectif à atteindre cette année). Et visait notamment en premier lieu des marchés plus accessibles, comme le transport de marchandises puis de passagers en sites privés (entrepôts, ports, aéroports, etc).

Le grand huit de la croissance

Côté gouvernance, sa feuille de route n'aura pas non plus été un long fleuve tranquille. Les ennuis ont commencé en 2018, lorsque la société annonce le départ précipité de son fondateur, Christophe Sapet, qui est alors suivi de celui quatre membres du conseil de surveillance (dont deux représentants de l'équipementier Valeo et l'opérateur de services de transports Keolis, qui font cependant toujours partie du pool d'actionnaires de Navya).

Le Ceo sera remplacé temporairement par le directeur financier Frank Maccary, avant que ne s'en suive une nouvelle valse de dirigeants : le remplaçant Etienne Hermite, arrivé en 2019, est finalement évincé deux ans plus tard à l'été 2021, à la faveur de Pierre Lahutte, jusqu'ici Chief Strategy and Development Officer, qui s'était vu confier trois nouvelles missions additionnelles (dont la présidence du directoire par intérim pour un semestre), avant l'arrivée de Sophie Desormières début 2022.

Récemment encore, le départ précipité de la présidente Sophie Desormières a été suivi, le 27 janvier dernier, par celui de l'un de ses deux remplaçants par intérim, le directeur des finances et opérations Pierre Guibert. Celui-ci sera lui-même remplacé par Stéphanie Boileau-Canu, présentée comme une spécialiste de la transformation et restructuring de PME, qui aura la charge d'« initier la transformation de Navya et à l'accompagnement de son redressement judiciaire » tandis que l'actuel président du directoire Olivier Le Cornec reste, pour l'heure, maintenu à son poste.

Des changements qui semblent suivre la route chaotique de la valorisation de l'entreprise. Entre 2016 et 2017 pourtant, Navya avait le vent dans les voiles : son chiffre d'affaires avait été multiplié par trois, bénéficiant ainsi de l'engouement pour les promesses de la navigation autonome, dont des cabinets comme Bloomberg prédisaient encore l'essor dès l'année 2020.

Après une levée de 30 millions d'euros en 2016, l'entrée en Bourse de Navya devait être synonyme de nouvelle course à la valorisation de l'entreprise en 2018 : elle se sera finalement soldée, quelques mois plus tard, par un premier revers financier, puisqu'au moment de l'éviction de Christophe Sapet en fin d'année, le chiffre d'affaires de Navya ne dépassait pas 17 à 19 millions d'euros, soit un montant jugé encore bien éloigné des 30 millions annoncés comme un objectif, lors de son entrée en Bourse en juillet.

Et surtout, sa capitalisation boursière avait déjà chuté de 185 millions d'euros à 50 millions d'euros. Elle remontera ensuite à 96 millions en avril 2021, pour s'affaisser à seulement 1,67 millions fin janvier, lors de sa demande de suspension de cotation, alors que son action a dégringolé à 3 centimes...

Un essai à transformer sur un marché retardé

Malgré tous ses efforts pour accélérer et développer une feuille de route vers l'industrialisation, Navya aura finalement bouclé sa décennie avec la commercialisation de 200 unités de sa navette Autonome Shuttle, dédiée au transport de passagers, au sein de 25 pays.

Soit en réalité un chiffre qui demeure encore faible par rapport aux ambitions de déploiement d'un tel marché, tandis que les besoins de financement des systèmes d'information et de leur sécurisation restent colossaux pour espérer atteindre un niveau de semi-autonomie dit de niveau 4.

« On est sur des sociétés visionnaires qui croient et investissent beaucoup dans les navettes autonomes, au même titre quels robots et les ordinateurs quantiques qui sont développés aujourd'hui. Le principal enjeu, c'est ensuite de faire passer ces résultats à un stade d'industrialisation, qui prend beaucoup de temps et qui représente des coûts très importants, et de développer ensuite des modèles économiques qui soient viables », repère Eric Bideaux.

Avec toujours autant de mal à transformer l'essai en Europe, où ses solutions peinent à s'insérer dans le tissu dense des villes, Navya aura également attendu très longtemps un coup de pouce réglementaire qui autorise finalement, au niveau européen, la circulation de véhicules autonomes de niveau 4, uniquement depuis 2022...

« En 2021, nous avions mené une étude qui estimait le marché global des navettes autonomes pouvait atteindre 6.000 navettes à horizon 2025. Si l'on devait la refaire aujourd'hui, peut-être que l'on abaisserait cet objectif ou qu'on le reculerait d'un an. Mais il existe encore une infinité de cas d'usages, sur routes fermées ou semi-fermées, adressables plus rapidement », estime Olivier Hanoulle, qui observe que la consolidation du secteur s'est déjà amorcée et pourrait ainsi franchir une nouvelle étape.

Tous les yeux sont désormais tournés vers le tribunal de commerce de Lyon, qui pourrait décider d'un placement en redressement judiciaire ce mardi, et vers la recherche d'éventuels repreneurs, qui pourrait embrayer par la suite.

(à suivre - publié le 31/02/2022 à 09:45, actualisé à 11:45)

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Commentaires 6
à écrit le 31/01/2023 à 16:10
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C'est la grande différence de la France avec les Etats Unis. Là bas, ils n'hésitent pas à investir beaucoup d'argent, et à perte, sur plusieurs années pour faire émerger les géants de demain. Voilà pourquoi Amazon, Apple et Tesla sont américains et ...

à écrit le 31/01/2023 à 16:03
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La pépite ,je pouffe de rire plutôt la grenouille qui se voulait faire aussi grosse que le bœuf. La prétention à la française dans toute sa splendeur.

à écrit le 31/01/2023 à 13:39
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Toutes les grandes entreprises mondiales et autres fonds investissent massivement dans des start up innovantes par vocation tout en sachant très bien que dans 95% des cas c'est à fonds perdus mais ces investisseurs ne veulent pas passer à côté de ce ...

à écrit le 31/01/2023 à 11:38
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Stars up =blabla ça ne produit rien, sinon des hypothetiques promesses de gain dans un futur plus ou moins proche et trop souvent avec des idées moisies Espérons qu'il n'y ai pas eu trop d'argent public jetté dans cette aventure... oups... on le...

à écrit le 31/01/2023 à 10:47
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Toutes ces pseudos innovations comme les taxis qui devaient voler sur la Seine ne sont que des pompes à subventions dans lesquelles les énarques littéraires se font piéger.

le 31/01/2023 à 14:03
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normal le marche des illusionnistes continue surtout avec m macron les navettes sur la seine ou est le frics digne successeur des avions renifleurs c'est aussi pour ce genre qu'il faut sa reforme des retraite pour cacher ces deconvenue que ces ...

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